Interview de Karim Pakzad dans 20 Minutes
La coalition internationale est dans une position de plus en plus difficile en Afghanistan. «La guerre totale» au terrorisme privilégiée par les Etats-Unis depuis l’invasion fin 2001, et encore prônée par Nicolas Sarkozy tout au long de la semaine, pose clairement question. Karim Pakzad, chercheur associé à l’Institut de relations internationales et stratégiques (Iris), revient sur la stratégie des talibans et n’hésite pas à parler de négociations avec les talibans.
Dix soldats français, trois canadiens et trois polonais tués, le bilan de la semaine a été particulièrement meurtrier…
Ce qui est marquant, ce sont les zones où les insurgés talibans ont frappé. Leur région historique est le sud du pays, autour de Kandahar. Là, ils ont notamment attaqué dans le centre, et à l’est de Kaboul. Depuis le début 2008, on note un changement de stratégie des talibans. Ils sont montés vers Kaboul, se sont installés à 50 km au sud, à l’est et à l’ouest de la capitale. Ils sont de plus en plus présents dans le district de Saroubi, qui borde la région de la Kapissa où les Français viennent d’envoyer leurs troupes. Ils sont clairement dans une stratégie d’encerclement, ils veulent déstabiliser le régime.
Qui sont vraiment les talibans ?
C’est un mouvement disparate. Il y a des éléments étrangers qui appartiennent à Al Qaeda, qu’on retrouve par exemple dans les attentats kamikazes. Mais il est simpliste de les réduire à un mouvement terroriste. On parle aussi d’eux comme un parti politique, c’est les méconnaître. Les talibans ont une véritable assise populaire dans les zones pachtounes. Et les pachtounes représentent 40% de la population afghane. Ils n’ont pas le moindre problème de recrutement. Leur idéologie est rétrograde, à base de fanatisme religieux, mais ce sont également des farouches nationalistes. Et ils sont proches aujourd’hui de leurs ennemis d’hier, comme les anciens moujahidines. Prenez Gulbuddin Hekmatyar, dans l’est du pays, l’un des plus grands chefs de la résistance à l’Armée Rouge, on l’appelait «l’enfant chéri des Américains» dans les années 1980, il est aujourd’hui à leurs côtés.
Existe-t-il une solution militaire ?
Non, plus maintenant. Au début de l’année 2002, la coalition internationale a manqué l’occasion de renforcer le régime de Hamid Karzaï. Les Américains ont préféré poursuivre Ben Laden, ils ont négligé la question des talibans. Ces derniers ont quitté Kaboul et les grosses villes, ils se sont repliés dans leurs fiefs du sud, avec leurs armes. La reconquête qu’ils ont entamée depuis deux ans est partie de là.
Ils semblent prendre le pas sur les forces de l’Otan…
On sous-estime le lien très fort entre les tribus pachtounes. Elles sont souvent dans l’hostilité, mais quand un ennemi commun se présente, l’unité se fait contre cet envahisseur. C’est ce qui s’est passé avec les Anglais, avec les Soviétiques. Quant aux alliés locaux des Américains et des Français aujourd’hui, ils peuvent changer de camp sur la présence devient durable. La lutte armée risque de s’étendre. On ne peut pas gagner en Afghanistan en se servant d’une partie de la population contre l’autre…
Il faut donc négocier…
Absolument. Il n’y a pas d’autre solution que d’associer les talibans, ou plutôt une partie des talibans. Et c’est ce qu’Hamid Karzaï a commencé à faire, avec une commission spécialisée. Les Britanniques ont ouvertement négocié avec les talibans à Kandahar et dans le Helmand. Mais il n’y a pas encore d’unité sur ce sujet dans la coalition, les Américains sont très réticents. En Irak, ils négocient pourtant avec d’anciens terroristes pour améliorer la situation…
Nicolas Sarkozy parle de lutte farouche contre la barbarie, pour le bien de la civilisation. On ne va pas vraiment vers la négociation…
Il faut faire attention à ne pas avoir un discours trop réducteur. La conception de Bush, la guerre totale au terrorisme, révèle ses limites en Afghanistan, devant la complexité de la société. Il faudrait arrêter notamment les vagues de bombardements aériens, qui touchent plus de civils que de talibans. Comment distingue-t-on un taliban d’un paysan? C’est impossible en situation de guérilla. Tous ces drames renforcent l’insurrection.
Et les voix qui demandent un retrait d’Afghanistan…
Abandonner le pays serait terrible. Cela voudrait dire que tout ce qui a été fait ne servirait à rien. Et on laisserait le pays aux talibans, après ce qu’ils en ont fait dans les années 90 ? Non, il s’agit d’abord d’aider l’administration et l’armée afghane à être plus crédible et efficace, de lutter contre la corruption et le trafic de drogue, qui font beaucoup de mal au pays. D’aider les 80% d’Afghans qui n’ont pas encore d’eau courante et d’électricité. Tout ça, en allouant moins de 10% des budgets militaires, est envisageable… L’audience des talibans dans la population serait déjà moins forte.
Recueilli par Mathieu Grégoire pour 20 Minutes.
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